Luttes 1er degré Travail/Santé

 BRISER LES CHAINES AVANT D’ÊTRE BRISÉ·ES

 

Mis à jour le 02/10/2019
La directrice de l’école Méhul à Pantin (93) a mis fin à ses jours, quelques heures, quelques jours (?) après avoir rédigé un courrier officiel et non moins touchant.
Quelques réflexions, cette nuit, pour affronter l’émotion qui nous étreint.
Les instituteur·trices qui ont passé le concours de l’École Normale avant la réforme Jospin "signaient" pour partir à la retraite à 55 ans. Puis la réforme de 2003 leur a ajouté deux ans et une décote. Aujourd’hui il faut au moins aller jusqu’à 62 voire 63 ans pour une retraite à taux plein. Enfin, avant la prochaine réforme que nous concocte le gouvernement. Je ne parle même pas des professeur·es des écoles, recruté·es à un âge plus avancé avec un niveau d’études exigé plus élevé, et qui risquent de n’atteindre jamais la retraite à taux plein. Christine Renon avait 58 ans. À une autre époque, elle eût été à la retraite depuis trois ans !
Pour les enseignant·es, pointé·es du doigt avec les autres fonctionnaires comme abusant des congés de maladie, le jour de carence, réinstauré en 2018, induit le présentéisme – pourtant plus coûteux pour la société que l’absentéisme – et accroit le mal-être : pourquoi Christine Redon ne s’est-elle pas soignée ? Parce qu’elle savait que personne ne ferait son travail en son absence ? Parce qu’elle redoutait le retour au travail et l’insupportable accumulation des tâches à effectuer ? Pour ne pas perdre une journée de salaire ? Pour toutes ces raisons ? Nous ne le saurons malheureusement jamais.
Entre temps, le travail s’est considérablement complexifié, les tâches, les micro-tâches et leur urgence institutionnelle – qui est souvent loin d’urgences réelles – ont été multipliées et alourdies. Les exigences aussi. Et la déconsidération pour le travail effectué n’a cessé de croître. Les réformes s’enchaînent, le plus souvent contre l’avis des personnels et à leur détriment, sans compensation, sans réduction de leur temps de travail : celle des rythmes scolaires de 2013, en filigrane dans la lettre de notre collègue, l’illustre parfaitement. Pire, la vision capitaliste de l’École achève de la vider du sens que les militants de l’éducation populaire essayaient de lui insuffler.
Quand nos politiques, les électeur·trices prendront-il·elles conscience du malaise de la profession, de la pression subie, inutile, néfaste pour les élèves comme pour les personnels ? Quand comprendrontil·elles que notre métier, s’il est pris à cœur, use, et que repousser l’âge de la retraite est une aberration dans un pays où les dividendes n’ont jamais été si importants et où la richesse ne cesse de croître et d’être confisquée par un tout petit nombre de personnes ? Quand prendront-il·elles la pleine mesure de la souffrance au travail des personnels de l’Éducation Nationale, de leur solitude et leur vulnérabilité face aux violences institutionnelle et sociétale ? Notre collègue a-t-elle raison de dénoncer un État coupable – tacitement ou explicitement – d’imposer « de ne pas faire de vague et de sacrifier les naufragés dans la tempête » ? Qu’en pensent les gourous neuroscientologues qui ont fait du ministère de l’Éducation nationale le centre d’expérimentation de leur théorie éducative et imposent aux enseignant·es leur dénigrement de la recherche pédagogique, les dépossèdent de leurs savoirs – désormais externalisés – de leur expérience, de leurs recherches, les privent de toute possibilité d’initiative et ferment toutes les portes autres que celle correspondant à leur vision étriquée et servile de l’École ?
Poser toutes ces questions est déjà y répondre.
Combien faudra-t-il de Christine, de tou·tes ces enseignant·es qui s’échinent par respect de leurs élèves mais qui n’en peuvent plus de constater ce que devient leur métier ? Pourront-il·elles supporter longtemps de se voir dépréciés, réduits au rôle d’exécutants, de variable d’ajustement d’un « management » et de réformes qui se succèdent à un rythme effréné, décrédibilisant le service public, déboussolant les équipes pédagogiques, irritant les parents d’élèves ? Pourront-il·elles continuer à avaler des couleuvres, faire semblant de les digérer, qu’il s’agisse d’injonctions sur les méthodes, d’arguments faussés pour répondre à leur idéologie de classe, d’évaluations trafiquées ? Quelle expression quand le liberticide et vichyste article 1 de la Loi Blanquer leur dénie le droit de donner leur avis en imposant l’« exemplarité » – voire le silence comme il l’a été demandé aux directeur·trices de Pantin qui ont reçu la lettre de leur collègue – et bride l’expression de tout esprit critique par rapport à la politique menée en matière d’éducation ?
Christine Renon a mis fin à ses jours. Ce n’était pas qu’une directrice d’école, une enseignante. C’était un être humain. L’oublie-t-on, là-haut, dans les sphères du pouvoir ?
Je serais ministre de l’Éducation ou l’un·e de ses conseiller·ères, j’aurais honte. Je ne trouverais certainement pas le sommeil. Ni les mots pour m’adresser à la famille de notre collègue, à ses ami·es, aux enseignant·es de son école, à ses parents d’élèves, à ses élèves.
Mais je ne suis pas ministre, sans doute pas grand-chose, un petit directeur d’école qui essaie de faire au mieux son travail, qui, malgré sa longue expérience du métier, y passe des heures, beaucoup d’heures – trop disent mes proches – avec le sentiment final de ne pas l’avoir accompli de façon satisfaisante et d’être parfois, souvent, passé à côté de l’essentiel, happé par de vaines tâches administratives imposées quand les aspects humains sont relégués au second plan. Car la pression institutionnelle est telle sur l’exécution des tâches administratives, à la fois de la part de l’institution (Éducation nationale, collectivités locales, parents et même collègues – ne dit-on pas qu’une direction d’école est assurée quand d’abord l’administratif est assumé ?) que, lorsque après ses soixante ou soixante-dix heures de travail hebdomadaire, la directrice ou le directeur n’en peut plus, ce ne sont pas les tâches administratives qui sont laissées de côté ou reportées, mais l’essentiel, le cœur du métier : les relations humaines, la pédagogie… Quant à sa propre santé, son équilibre… Qu’on ne s’étonne pas ensuite que lâchent le cœur, la maîtrise…
Et si, collectivement, le plus bel hommage à rendre à notre collègue n’était pas de nous révolter, de briser les chaines de la mortifère solitude, de dire non à tout ce qu’on exige de nous et qui est inutile pour nos élèves et nos collègues ? Si nous redéfinissions ensemble ce qui fait le cœur de notre métier, lui donne sens, si nous reprenions les termes de l’École à laquelle nous aspirons ? Si nous nous « contentions » de cela ? Pour enfin sortir de la « violence de l’immédiateté », comme l’exprime si justement notre collègue dans sa lettre ?
Pour une école de la vie, une école qui respecte la vie de ses personnels, qui leur redonne le goût d’enseigner, d’élaborer des projets, de bâtir un futur ?
Pour une école qui ne trie plus les élèves selon leur origine sociale, qui ne fait pas de l’utilitarisme ou de la sélection l’alpha et l’oméga de la scolarité, une école qui ne cède pas au consumérisme ambiant, à l’individualisme vers lequel nous pousse le système, mais, au contraire, une école qui brise les chaines de l’aliénation et valorise les pédagogies coopératives, solidaires, émancipatrices, humanistes, de celles qui élèvent enfants et adultes et qui placent l’être humain au centre sans l’asservir ? Pour une école humaine…
Je remercie l’institution de ne pas salir [son] nom. Le nôtre !

Paris, nuit du 25 au 26 septembre 2019
Henri BARON
Directeur d’école à Paris
et membre du groupe 1er degré national CGT Éduc’Action